Société

La figure du Christ dans la photographie de David LaChapelle

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Introduction

La question de la représentation du Christ par l’image est pour le moins délicate en milieu protestant, plus qu’elle ne l’est dans d’autres confessions comme le catholicisme ou l’orthodoxie qui ont une longue tradition de l’image. Parler de la représentation de Jésus-Christ dans la photographie l’est d’autant plus, ce médium d’expression artistique n’ayant pas (encore) obtenu ses lettres de noblesse en tant qu’art religieux comme c’est le cas pour la peinture, en ce qui concerne le domaine artistique se rapprochant plus de notre sujet, ou la musique pour évoquer un art à dimension religieuse commun aux différentes traditions chrétiennes. Il est extrêmement difficile de trouver des oeuvres photographiques « chrétiennes » au même titre qu’il est possible d’en trouver dans les deux domaines susmentionnés. En entrant dans une église nous trouvons systématiquement des recueils de chants religieux, et dans beaucoup des peintures à but religieux, ou des vitraux et même sculptures. Il est cependant beaucoup plus rare (mais pas inexistant) de trouver des photographies.

Dans le cadre du séminaire sur « les langages de la théologie : comment parler de “Dieu”, la “justification”, l’“expérience de la foi” aujourd’hui ? », je vais étudier ici une série de photographies réalisée par David LaChapelle sous le titre « Jesus Is My Homeboy ». D’une manière ou d’une autre, son travail touche aux trois axes du séminaire. Dans un premier temps, je propose d’aborder de manière générale la question de la représentation du Christ ou du divin en photographie en m’appuyant sur des articles de théologiens, philosophes et esthéticiens. Grâce à ces outils, nous pourrons alors appréhender le travail de LaChapelle de manière critique pour lequel il est difficile de trouver de la littérature secondaire. Mes sources pour parler de son travail se limitent essentiellement à des interviews filmées qu’il a données en diverses occasions, pour lesquelles il est important de mentionner que les transcriptions ont été effectuées par mes soins. A cela s’ajoutent quelques reportages, articles de journaux et plaquettes parus à l’occasion de l’une ou de l’autre de ses expositions. Je me référerai également aux discussions et réactions suscitées lors de la présentation de ces photographies aux étudiants du cursus de Master en théologie pratique des facultés de théologie de Lausanne et Genève en date du 3 novembre 2015. Finalement, je proposerai dans un rapide excursus afin de porter notre regard à titre de comparaison, et pour contraster avec LaChapelle qui est américain et de tradition catholique, avec une oeuvre du photographe lausannois de tradition protestante Olivier Christinat et «Le Repas ».

Jésus-Christ imphotographiable

Une évidence apparaît immédiatement quand nous voulons parler du Christ et de la photographie, c’est qu’il est tout simplement impossible de le photographier, ou qu’Il ait été photographié. Certes, il serait possible de considérer le Saint Suaire comme étant une photographie de Jésus-Christ, et même comme étant la toute première photographie de l’histoire. Mais sa nature toute particulière ainsi que les débats autour de son authenticité en font un sujet d’étude à part entière qui nous éloignerait de notre problématique. Jésus-Christ est donc imphotographiable. Cela veut-il dire que nous devons nous arrêter là ? Certainement pas, car « l’hypothèse que le Christ soit imphotographiable, mais non infigurable est féconde. [foot]SOULAGES, François, « La photographie et la résurrection. De l’existence et du théologico-photographique », dans Cottin, Jérôme, Dietschy, Nathalie, Kaenel, Philippe, Saint-Martin, Isabelle (dir.), Le Christ Réenvisagé, Gollion, Infolio, 2016, p.62.[/foot]» Il n’est pas possible de le photographier Lui, mais il est cependant possible de figurer quelque chose de Lui. Cela peut-être vrai pour n’importe quel personnage de l’histoire ayant existé avant l’apparition du médium photographique. On ne peut pas photographier Cicéron, mais il serait possible de figurer quelque chose de lui. Cependant, notre sujet d’étude pose un problème supplémentaire, celui de la double nature de Jésus-Christ, et j’ai volontairement employé jusqu’ici le terme complet de Jésus-Christ qui rend compte de cette double nature, à la fois pleinement homme en tant que Jésus de Nazareth et pleinement Dieu en tant que Christ Messie. François Soulages formule le problème ainsi : « Comment est-il possible d’avoir deux visages différents, celui d’un homme et celui d’un Dieu, ou plus exactement celui de l’homme et celui de Dieu ? Comment un homme peut-il avoir non seulement plusieurs visages, mais deux types de visages ? Problème pour tout portraitiste photographique.[foot]SOULAGES, François, « La photographie et la résurrection. De l’existence et du théologico-photographique », dans Cottin, Jérôme, Dietschy, Nathalie, Kaenel, Philippe, Saint-Martin, Isabelle (dir.), Le Christ Réenvisagé, Gollion, Infolio, 2016, p.63.[/foot] » Des deux, le premier est probablement le plus facile à figurer ou mettre en scène – car oui, il faudra recourir à la mise en scène afin de figurer Jésus-Christ. Avec l’appui des historiens et archéologues, nous sommes à même de reconstituer quelle a pu être la vie et le contexte du Jésus historique. C’est le second aspect qui pose bien plus de problèmes, celui de l’essence divine que le photographe cherche alors à transmettre par l’image. Nous sommes ici bien au-delà du défi que relève le photographe portraitiste quand il cherche à rendre compte du caractère ou de la personnalité de son sujet, plus que la personnalité de Jésus, c’est Dieu lui-même qu’il faut pouvoir discerner sous les traits du Christ. La photographie devient alors un signe, qui pointe vers autre chose que ce qu’elle montre, et permet de créer un lien entre l’auteur et le spectateur, entre le spectateur et Dieu. L’ingrédient qui permet cela, par lequel ce discernement particulier est possible, est celui de la foi. La foi de l’artiste qui s’exprime par l’image, et la foi du spectateur qui est prêt à reconnaître que ces images peuvent lui dire quelque chose de Dieu. Je résume ici le développement en cinq points proposés par Jérôme Cottin[foot]COTTIN, Jérôme, « “Sous vos yeux a été dépeint Jésus-Christ crucifié” (Galates 3,1). Eléments pour une christologie figurative en contexte photographique. », dans Cottin, Jérôme, Dietschy, Nathalie, Kaenel, Philippe, Saint-Martin, Isabelle (dir.), Le Christ Réenvisagé, Gollion, Infolio, 2016, p.153-154.[/foot] à ce propos:

« 1. Tout part d’une appropriation personnelle de la figure du Christ (qu’il soit proclamé ou culturellement présent. Celui qui veut en rendre compte est touché personnellement par la puissance symbolique de sa personne, de son message ou de l’image qu’il inscrit en nous […]

2. Il s’agit bien d’assumer cette contradiction : on ne peut pas voir le Christ […] mais en même temps, il donne à voir quelque chose de lui-même […]

3. Il y a un passage par la créativité, la réappropriation personnelle. Puisqu’il n’y a aucune image originelle ou normative, toutes sont possibles. […]

4. Ces figures sont à regarder et à interpréter. […]

5. Enfin, il y a chez un certain nombre d’artistes comme chez Paul la conviction que l’acte créateur […] ne vient pas de soi mais d’ailleurs […]. Selon les personnes, on appellera cela foi, croyance, don, intuition créatrice. »

 « Jesus Is My Homeboy »

Biographie de David LaChapelle

ts-david06007 smallerDavid LaChapelle est né le 11 mars 1963 à Fairfield dans le Wisconsin. Son père est un fervent catholique alors que sa mère trouve sa spiritualité dans la nature. Son oncle est également prêtre. Victime de harcèlement à cause de son homosexualité assumée, il quittera l’école à l’âge de 15 ans pour s’orienter vers des études artistiques en Caroline du Nord puis à New York. D’abord intéressé par la peinture, ce n’est que plus tard qu’il s’intéressera à la photographie, mais sa passion pour les peintres de la Renaissance italienne continue d’influencer sa production photographique. Il trouve également son inspiration dans le pop art. Très tôt il expose ses photographies dans des galeries de New York, des photographies en noir et blanc, mettant en scène ses amis coiffés de perruques les faisant ressembler à des personnages de la Renaissance. Il retravaille également ses négatifs avec des techniques propres au dessin ou à la peinture, et réalise lui-même la plupart de ses décors. Il sera repéré par Andy Warhol qui lui offrira son premier emploi dans le magazine Interview. Profondément marqué par le décès de plusieurs de ses amis, dont son petit ami de l’époque, la thématique de la vie après la mort, de la transcendance et du non-photographiable prennent rapidement une place prépondérante dans le travail de LaChapelle[foot]Barth, Miles, « David LaChapelle Discusses His Wide Range of Work », Artnet News, 20.02.2014, https://news.artnet.com/art-world/david-lachapelle-discusses-his-wide-range-of-work-1752, consulté le 17.12.2015.[/foot]. Il abandonnera par la suite le noir et blanc pour produire des images aux couleurs très saturées, contribuant à donner un aspect irréel et de l’ordre de l’imaginaire à celles-ci. « I wanted to see explosive colors, I wanted escapism and fantasy, and, you know, a journey away from reality[foot]LaChapelle, David, dans Greenfield-Sanders, Timothy, « David LaChapelle on Being Gay in the 1970s ans 80s », American Masters: The Boomer List Interview, PBS, 23.09.2014, http://www.davidlachapelle.com/video/american-masters-the-boomer-list-interview/, consulté le 17.12.2015.[/foot]. »

David LaChapelle s’est fait un nom dans le monde de la photographie de mode et publicitaire, et fait des couvertures pour Vogue Italie, Vogue France, Vanity Fair, GQ, Rolling Stone. Il a photographié un grand nombre de stars et de personnalités, comme Eminem, Elton John, Madonna, Andy Warhol, Uma Thurman[foot]« Schweppes TV Spot – Uma Thurman », https://www.youtube.com/watch?v=juDuVT2goxs, consulté le 17.12.2015.[/foot], Hillary Clinton, Kanye West, Lance Armstrong ou Angelina Jolie. Il est important de mentionner que LaChapelle évite dans la mesure du possible de recourir au montage et même s’il travaille en numérique, il le fait dans un esprit propre à l’argentique à savoir qu’il cherche à tout de suite prendre une image correspondant au résultat final. Ses images se rapprochent donc fortement de ce que Roland Barthes appelle le ça a été. « Pour Barthes, la photographie est une preuve que “ça a été”. […] “la photo est littéralement une émanation du référent” (p.126)[foot]SOULAGES, François, « La photographie et la résurrection. De l’existence et du théologico-photographique », dans Cottin, Jérôme, Dietschy, Nathalie, Kaenel, Philippe, Saint-Martin, Isabelle (dir.), Le Christ Réenvisagé, Gollion, Infolio, 2016, p.59. François Soulages cite ici Barthes, Roland, « La chambre claire. Note sur la photographie », Paris, Cahiers du Cinéma, Gallimard, le Seuil, 1980[/foot]». Il s’intéresse également à la vidéographie, l’amenant à réaliser un grand nombre de clips musicaux ou publicitaires. L’un des plus connus pour nous dans notre contexte suisse romand est probablement la publicité faite pour Schweppes avec Uma Thurman. Il a également réalisé un documentaire, RIZE, sorti en 2005. En 2006 il cesse toute production commerciale pour se concentrer sur la photographie d’art. Il raconte ce tournant dans sa carrière dans ces termes, faisant référence à la dernière couverture réalisée pour Vogue Italie en juin 2005 : « The editor rang me up and said, ‘David, why have you done this? Please, it’s too much. Just show the dress! People think the photos are about the hurricane.’ She’d had letters and calls complaining about how we were exploiting Katrina, but I’d shot them two months before. I knew then that it was the last editorial I’d shoot.[foot]LaChapelle, David, cité dans Elizabeth Day, « David LaChapelle: ‘Fashion, beauty and glamour are the mark of civilisation », The Guardian [en ligne], 19 avril 2012, http://www.theguardian.com/artanddesign/2012/feb/19/david-lachapelle-interview-fashion-photography, consulté le 15 décembre 2015.[/foot] » A partir de ce moment-là, il recommence à exposer dans des galeries, en même temps qu’il déménage à Hawaii pour travailler dans une ferme durable (« sustainable farm »).

A propos de l’oeuvre

Le titre de la série a été choisi par David LaChapelle après qu’il ait vu quelqu’un porter un T-Shirt avec cette mention. Le mouvement « Jesus is my Homeboy » a été initié par Van Zan Frater, un Afro-Américain qui a échappé à la mort dans un parking de Los Angeles. Agressé par un gang, l’un d’eux reçois l’ordre de le tuer, « Kill him, homeboy !», ce à quoi Van Zan répond « Jesus is My Homeboy. And He’s your Homeboy ». Le gang l’a laissé partir suite à ça. Il n’y a pas de lien direct entre ce mouvement et la série de photographie, David LaChapelle semble avoir interprété ce slogan comme une ironie, ou une plaisanterie[foot]LaChapelle, David, dans « How Warhol Gave David LaChapelle His Big Break », The Art Newspaper, octobre 2008, http://theartnewspaper.tv, consulté le 17.12.2015.[/foot], mais ce slogan l’a inspiré pour travailler sur la place du Christ dans la société moderne américaine, et il dit avoir toujours été intéressé par les personnages incompris de l’histoire, Jésus étant l’un d’eux. « I’ve always been intrigued with misunderstood characters from history[foot]LaChapelle, David, dans « La Renaissance de LaChapelle », Palais de la Monnaie de Paris, mai 2009, http://www.davidlachapelle.com/video/palais-de-la-monnaie/, consulté le 17.12.2015.[/foot] ». Cette série n’est pas la seule occasion où LaChapelle a mis en scène Jésus. Parmi ses oeuvres fameuses autour du Christ, il est possible de nommer « Pietà with Courtney Love » ou « Passion ». Cette dernière oeuvre met en scène le rappeur Kanye West sous les traits de Jésus en reprenant l’affiche du film « La Passion du Christ » de Mel Gibson. A ce propos David LaChapelle dit dans une interview accordée au journal The Guardian : « I was trying to rescue the idea of Christ from the fundamentalists[foot]LaChapelle, David, cité dans Day, Elizabeth, « David LaChapelle: ‘Fashion, beauty and glamour are the mark of civilisation », The Guardian [en ligne], 19 avril 2012, http://www.theguardian.com/artanddesign/2012/feb/19/david-lachapelle-interview-fashion-photography, consulté le 15 décembre 2015.[/foot] ». Contrairement à d’autres artistes qui mentionnent ou utilisent la figure du Christ à des fins purement polémiques, ou pour simplement choquer, comme l’a fait Andres Serrano avec le « Piss Christ », David LaChapelle cherche au contraire à susciter le dialogue avec un but pédagogique assumé. « I just wanted to rescue the teachings of Christ and the word of Christ from the fundamentalists (…). It was just a small personal attempt to say “you’ve ruined somewhat but you are not gonna take this, I’m gonna see through your rhetoric and see through all that judgement” (…)[foot]Ceci étant la transcription d’une interview filmée, il arrive souvent que David LaChapelle commence une phrase sans la finir, et parte sur autre chose au milieu de celle-ci. J’ai toujours cherché à citer de la meilleure manière possible, mais dans ce cas-ci, ce qu’il dit est particulièrement intéressant pour notre sujet et ne pouvait être amené autrement.[/foot] this is who he’d (n.b: le Christ) be with, he was with the outcast, the apostles, what would the apostles look like today ? They were not aristocracy, they were not the well-to-do, they weren’t the popular people, they were sort of the dreamers and the misfits. (…) There was no attempt to shock, I don’t find them shocking at all.[foot]LaChapelle, David, dans « How Warhol Gave David LaChapelle His Big Break », The Art Newspaper, octobre 2008, http://theartnewspaper.tv, consulté le 17.12.2015.[/foot] » Il faut néanmoins reconnaitre que ces images ont une capacité de choquer, et c’est également ce que j’ai pu constaté lorsque j’ai confronté mes collègues étudiants à ces images (j’y reviendrai plus loin dans mon texte), mais en comparant la manière dont LaChapelle a traité de ses sujets christiques (et pas uniquement ceux faisant partie de la série « Jésus Is My Homeboy »), il apparaît qu’il a fait preuve d’une grande retenue et d’un grand respect.

La série est composée de 6 images, mettant en scène un Jésus aux allures de la Renaissance dans différents contextes contemporains, actualisant certains récits des évangiles. LaChapelle n’associe pas aux images de versets bibliques, mais je propose de confronter pour chaque image le ou les textes bibliques auxquels les photographies font référence de manière plus ou moins évidence, afin d’observer la mesure dans laquelle il reprend des éléments du texte, et dans quelle mesure il se permet des libertés. Au niveau esthétique, on retrouve les éléments mentionnés plus hauts et qui sont chers à David LaChapelle, à savoir les couleurs vivent du pop-art et un côté assez plastique aux textures, tout en présentant un Christ qui reprend les codes de l’art de la renaissance, aussi bien du point de vue des vêtements, que des couleurs et des postures. Pour contraster, les disciples et autres personnages gravitant autour de lui sont des personnages contemporains de notre époque, et sont principalement identifiables comme tels par leurs vêtements. Leurs postures, par contre, rappellent fortement celles de l’art pictural.

Je traiterai des 6 photographies dans l’ordre selon lequel elles sont proposées sur le site internet de David LaChapelle, sachant que lors des expositions elles ne sont pas toujours présentées dans le même ordre, voire même pas nécessairement ensemble côte à côte. C’est également dans cet ordre-là qu’elles ont été présentées aux étudiants lors du séminaire.

Analyse des images

a) Anointing

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David LaChapelle, « Anointing », série Jesus Is My Homeboy, 2003

Cette première image est également celle au potentiel provocateur le plus important de la série. LaChapelle met en scène un Jésus habillé dans une tunique bleu et blanche, respectant les codes de l’art de la Renaissance, dans une posture peu naturelle, les bras ouverts et les paumes tournées vers le haut. Un halo de lumière entoure sa tête. Il se trouve dans une cuisine de ce qui apparaît être un appartement qui semble être vétuste voir insalubre. A ses pieds se trouve une jeune femme blonde dont la tenue vestimentaire peut laisser penser qu’il s’agit d’une prostituée. Elle est en tout cas peu vêtue, et tout de rouge. On peut également apercevoir une bassine d’eau savonneuse, contenant une éponge, et une petite bouteille d’huile pour le corps. La femme se penche sur le pied de Jésus et l’essuie avec ses cheveux. David LaChapelle procède ainsi à un rapprochement de deux mondes, de celui de la marginalité moderne et de la figure du Christ qui traverse le temps et l’espace pour rejoindre une réalité dont l’Eglise est souvent absente, ou avec laquelle elle se trouve en retrait.

Le passage auquel nous pouvons relier cette image est celui de Luc 7,36-38 (SEG21) :

“Un pharisien invita Jésus à manger avec lui. Jésus entra dans la maison du pharisien et se mit à table. Une femme pécheresse qui se trouvait dans la ville apprit qu’il était à table dans la maison du pharisien. Elle apporta un vase plein de parfum et se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle pleurait, et bientôt elle lui mouilla les pieds de ses larmes, puis les essuya avec ses cheveux, les embrassa et versa le parfum sur eux.”

Il est aussi fait mention d’une onction des pieds de Jésus en Jean 12, mais dans ce passage-là la femme est identifiée comme étant Marie de Béthanie, alors que l’identification de la femme comme étant une pécheresse dans la version de Luc nous rapproche plus de l’image.

Le fait de placer cette scène dans une cuisine rappelle le repas auquel Jésus est invité en Luc 7, les vêtements de la femme de l’image permettent de la rapprocher de cette pécheresse dont il est question, et l’huile pour le corps fait référence au parfum. Il y a cependant un ajout, avec cette bassine d’eau. Ce n’est ici donc pas avec ses larmes qu’elle aura lavé les pieds de Jésus. Il manque par contre la présence d’autres personnages, comme les disciples ou le pharisien, Simon, qui avait invité Jésus chez lui, et avec qui une discussion s’engagera à propos de la présence de cette femme pécheresse parmi eux. Ce dernier rôle, bien qu’absent de l’image, n’est pas absent de l’expérience de la confrontation avec l’image. Les réactions suscitées chez les étudiants confrontés à cette photographie ont placé certains d’entre eux dans un même type de discours que celui tenu secrètement par Simon.

« Quand le pharisien qui avait invité Jésus vit cela, il se dit en lui-même: “Si cet homme était prophète, il saurait qui est celle qui le touche et de quel genre de femme il s’agit, il saurait que c’est une pécheresse.” (…) Puis il se tourna vers la femme et dit à Simon: “Tu vois cette femme? Je suis entré dans ta maison et tu ne m’as pas donné d’eau pour me laver les pieds; mais elle, elle les a mouillés de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as pas donné de baiser; mais elle, depuis que je suis entré, elle n’a pas cessé de m’embrasser les pieds. Tu n’as pas versé d’huile sur ma tête; mais elle, elle a versé du parfum sur mes pieds. C’est pourquoi je te le dis, ses nombreux péchés ont été pardonnés, puisqu’elle a beaucoup aimé. Mais celui à qui l’on pardonne peu aime peu.” Et il dit à la femme: “Tes péchés sont pardonnés.” Les invités se mirent à dire en eux-mêmes: “Qui est cet homme qui pardonne même les péchés?” Mais Jésus dit à la femme: “Ta foi t’a sauvée. Pars dans la paix!” »

Luc 7,39.44-50 – SEG21

Il y a un ainsi un effet de participation et de contribution à l’oeuvre de la part du spectateur, qui n’est alors plus seulement spectateur, mais qui par sa réaction va soit compléter l’événement relaté par l’image et vécu par la confrontation à celle-ci, soit le réorienter par l’appropriation qu’il ou elle effectuera. Il est intéressant, et j’y reviendrai dans ma conclusion, de noter que les réactions traduisant le plus de réticence provenaient des étudiants issus de milieux catholiques ou évangéliques, alors que les réactions plus positives voire enthousiastes, émanaient des étudiants issus de milieux protestants réformés. Les questions que cette image ont suscitées portaient sur les tenues des deux personnages, et plus particulièrement de la femme. Pourquoi habiller la femme de manière aussi provocante ? Dans la photographie tout comme dans la peinture, les vêtements jouent un rôle important d’attribution de rôles, et permettent d’identifier le milieu social d’un personnage, sa fonction, son métier, etc. Quand le nu est employé, à nouveau, cela est rarement fait sans raison, c’est alors une manière de ne pas déterminer socialement ou identitairement les personnages, offrant diverses possibilités en fonction de l’oeuvre, permettant une plus grande facilité pour le spectateur de s’identifier, ou d’interpréter l’image. Le lieu dans lequel la scène est présentée a également été un sujet de discussion. Rappelons ici ce que LaChapelle dit à propos de cette série et de son but qui est d’imaginer où et avec qui Jésus passerait du temps s’il devait venir parmi les hommes aujourd’hui. Le dernier élément qui a dérangé est le sentiment que le Christ est ici, ainsi que dans la plupart des autres images, en dehors de l’événement, ou en tout cas pas pleinement acteur de la scène comme le sont les autres personnages, ou l’autre personnage pour cette image-ci.

David LaChapelle, "Passion"
David LaChapelle, « Passion »

Si le but est de réfléchir à la manière dont le Christ serait présent auprès des hommes aujourd’hui, alors la remarque est tout à fait pertinente. Une autre manière d’interpréter ce décalage entre le Christ et les événements montrés par l’image serait d’y voir le fait que le Christ n’est justement pas présent physiquement aujourd’hui au milieu des hommes, et que c’est aux hommes justement de prendre cette place, et d’être des Christs parmi leurs semblables.
« We are all children of God[foot]LaChapelle, David, dans Benhaiem, Harry, « David LaChapelle, le roi de la pop-photo et son virage écolo », Huffington Post France, 4 décembre 2014, http://www.huffingtonpost.fr/harry-benhaiem/kanye-west-enjesus-david-lachapelle-sexplique_b_6267884.html, consulté le 18.12.2015.[/foot] » dit LaChapelle à propos de la polémique autour de sa représentation du Christ sous les traits du rappeur Kanye West.

b) Evidence of a Miraculous Event

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David LaChapelle, « Evidence of a Miraculous Event », série Jesus Is My Homeboy, 2003

Dans cette seconde image nous est présenté un groupe de personnes entourant le Christ, vêtu uniquement d’un pagne, portant dans ses mains les stigmates et sur sa tête une couronne d’épines. Plusieurs des personnages sont étendus sur ce qui semble être un matelas, et une télévision est posée sur une sorte de tabouret. A l’écran, des images de la CNN portant sur la guerre en Irak et plus précisément un bombardement de Bagdad. Parmi les protagonistes de la scène, en plus du Christ, nous avons quatre hommes et une femme, le même modèle que sur l’image précédente. A noter qu’à l’exception de celui jouant le Christ, cette femme est la seule à apparaître sur toutes les images de la série, revêtant des rôles différents à chaque fois. Une particularité qui n’est pas nécessairement visible sur l’image en annexe pour une question de qualité et de taille de l’image, est que le Christ a deux piercings, l’un au téton gauche et l’autre au nombril. On retrouve le même halo de lumière autour de la tête du Christ, et son regard est à nouveau dirigé dans le vide. Chaque personnage regarde dans une direction différente, aucun regards ne se croisent, et ici aussi, le Christ semble être en quelque sorte hors de la scène. Trois des personnages sont en contact physique avec lui, la femme, assise, tient sa main droite, un homme, assis lui aussi aux pieds de Jésus, pose sa tête contre sa cuisse droite, et un dernier homme, debout à la gauche du Christ tient sa main gauche.

J’identifie cette scène au récit de Jean 20:

« Le soir de ce même dimanche, les portes de la maison où les disciples se trouvaient [rassemblés] étaient fermées car ils avaient peur des chefs juifs; Jésus vint alors se présenter au milieu d’eux et leur dit: “Que la paix soit avec vous!” Après avoir dit cela, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur. Jésus leur dit de nouveau: “Que la paix soit avec vous! Tout comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie.” Après ces paroles, il souffla sur eux et leur dit: “Recevez le Saint-Esprit! Ceux à qui vous pardonnerez les péchés, ils leur seront pardonnés; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus.” »

Jean 20,19-23 – SEG21

On retrouve dans l’image une pièce sans portes ni fenêtres, qui rappelle la pièce fermée dans laquelle les disciples se rassemblent après la mort du Christ. Celui-ci se présente dans une tenue propre aux représentations de l’apparition de Jésus après la résurrection. Les visages des disciples sont peu expressifs. Si la photographie permet de facilement montrer les expressions de visages, l’art de la Renaissance par contre, et la peinture en général, présente des visages plus impassibles. David LaChapelle se permet une interprétation personnelle du texte en insérant une femme au milieu des disciples, alors que le texte biblique n’apporte aucune précision à ce sujet. On ne peut pas dire qu’il y avait une femme en se basant sur le texte biblique, mais on ne peut pas dire non plus qu’il n’y en avait pas. Le Christ présente aux disciples ses stigmates pour témoigner qu’il s’agit bien de lui, ici LaChapelle est fidèle au texte. Il ajoute cependant un téléviseur, montrant un reportage sur la guerre, qui vient contraster avec le double appel à la paix prononcé par le Christ dans le texte biblique. Probablement que LaChapelle fait ici la critique d’un pays, les Etats-Unis, qui à la fois se veut très chrétiens, mais qui n’hésite pas à mener des guerres, et à envoyer des troupes, tout comme le Christ envoie ses disciples, mais en ayant non pas un projet de paix, mais un projet de guerre. La pertinence de la guerre en Irak a eu été défendue aux Etats Unis par le christianisme, mais « it doesn’t make sens[foot]LaChapelle, David, dans « How Warhol Gave David LaChapelle His Big Break », The Art Newspaper, octobre 2008, http://theartnewspaper.tv, consulté le 17.12.2015.[/foot] » dit LaChapelle. Ici, le Christ est loin de la guerre en Irak, qui se déroule sur un poste de télévision qui n’est même pas regardé, il est à la place avec les marginaux.

L’intégration du spectateur dans la scène est ici moins évidente, cela peut éventuellement se faire par le hors-cadre du personnage couché en bas de l’image, dont les pieds et une partie de la main droite sorte du cadre de l’image, indiquant que la scène se prolonge en dehors du cadre de l’image, en direction du spectateur.

c) Intervention

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David LaChapelle, « Intervention », série Jesus Is My Homeboy, 2003

Dans cette troisième image, nous retrouvons le Christ dans la même tenue blanche et bleue que sur la première, la femme est toujours présente, à nouveau sous les traits d’une prostituée, mais portant d’autres habits bien que toujours dans les tons rouges, appuyée face à un mur, jambes et bras écartés, deux policiers derrière elle, dont un tenant une paire de menottes ouvertes, prêts à l’arrêter. Le christ se tient entre la femme et les policiers, les bras écartés, le regard dirigé droit devant, passant au-dessus de l’objectif de l’appareil photo, et toujours un halo de lumière autour de sa tête.

Cette scène rappelle celle de Jean 8:

« Jésus se rendit au mont des Oliviers. Mais dès le matin il revint dans le temple et tout le peuple s’approcha de lui. Il s’assit et se mit à les enseigner. Alors les spécialistes de la loi et les pharisiens amenèrent une femme surprise en train de commettre un adultère. Ils la placèrent au milieu de la foule et dirent à Jésus: “Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes. Et toi, que dis-tu?” Ils disaient cela pour lui tendre un piège, afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus se baissa et se mit à écrire avec le doigt sur le sol. Comme ils continuaient à l’interroger, il se redressa et leur dit: “Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle.” Puis il se baissa de nouveau et se remit à écrire sur le sol. Quand ils entendirent cela, accusés par leur conscience ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus âgés et jusqu’aux derniers; Jésus resta seul avec la femme qui était là au milieu. Alors il se redressa et, ne voyant plus qu’elle, il lui dit: “Femme, où sont ceux qui t’accusaient? Personne ne t’a donc condamnée?” Elle répondit: “Personne, Seigneur.” Jésus lui dit: “Moi non plus, je ne te condamne pas; vas-y et désormais ne pèche plus.”] »

Jean 8,1-11 – SEG21

Rien ne permet a priori de rappeler le contexte du mont des Oliviers, il n’y a pas de foule présente, et pas d’éléments rappelant le cadre de l’enseignement. La scène est très épurée, avec une prostituée à la place de la femme adultère, deux policiers pour les pharisiens, et le Christ au milieu d’eux. Cette image a suscité moins de réactions de la part des étudiants romands confrontés à celle-ci. Cela s’explique peut-être par les différences entre les Etats Unis et la Suisse en matière de prostitution. En effet, la prostitution étant légale en Suisse, présenter une scène où une prostituée se fait arrêter ne fait pas de sens. Dans un contexte états-unien par contre, où la prostitution est illégale, ce type de scène est plus courante, et la prostituée d’aujourd’hui est considérée d’une manière similaire à une femme adultère au premier siècle en Moyen-Orient. La foule est absente ici, mais la position du Christ, au centre, faisant face à l’objectif et regardant dans sa direction mais au-delà, invite le spectateur à être partie prenante, et à être la foule. Comme dans la première image, sa réaction sera soit du côté des pharisiens, soit empreinte de son interprétation personnelle et d’un regard plus « chrétien ». Nous retrouvons ici à nouveau une critique de la politique américaine, cette fois-ci en matière de régulation de la prostitution et de la manière dont les prostitués sont considérés et traités. Il est important de le mentionner ici, je ne l’ai pas fait dans la biographie, que David LaChapelle s’est lui-même prostitué un temps afin de subvenir à ses besoins et au développement de son art[foot]Sackur, Stephen, « BBC HARDtalk Interview », BBC HARDtalk, BBC, 9 juin 2014, http://www.davidlachapelle.com/video/bbc-hardtalk-interview/, consulté le 19.12.2015.[/foot]. C’est donc une problématique qui le touche d’une manière toute particulière.

d) Loaves & Fishes

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David LaChapelle, « Loaves & Fishes », série Jesus Is My Homeboy, 2003

C’est devant une poissonnerie présentant des inscriptions en chinois que sont mis en scène les personnages de cette quatrième photographie. Les quatre se situent sur la gauche de l’image, donnant de cette manière un rôle plus important de l’arrière-plan. Le Christ se tient debout, le regard porté droit devant lui passant au-dessus de l’objectif de l’appareil photo, tenant dans ses mains un poisson, qui repose sur un sac en plastique rouge, laissant entendre qu’il vient d’être acheté auprès de cette poissonnerie en arrière-plan. Un premier homme, en sweat-shirt blanc et jeans est accroupi à sa gauche, les mains tendues comme pour recevoir ce poisson ou en demander, son regard est fixé sur le poisson. Un second homme, debout à la droite du Christ et portant un training rouge semble être en train de parler. Enfin, un femme, toujours sous les traits de ce même modèle, portant une robe en laine jaune, regarde à l’opposé de la scène, en dehors du cadre, elle porte dans son sac des cornets de pain toast. Le titre de l’image, « Loaves & Fishes », ainsi que les deux éléments que sont le poisson et le pain présents dans l’image, nous rappellent plusieurs passages bibliques qui relatent le fameux miracle de la multiplication des pains et des poissons. Il est ici difficile de déterminer si l’un d’eux aurait été plus particulièrement choisi pour être représenté dans cette image. Il n’y a qu’un seul poisson sur l’image, et on ne peut déterminer le nombre de pains qu’il y aurait dans le sac de la femme. Il n’y a pas moyen non plus d’identifier les trois personnages qui entourent Jésus, aucun indice n’est donné concernant un éventuel nombre de personnes nourries, et le lieu n’est ni désertique, ni herbeux. Je propose ci-dessous le texte de Jean, choisi de manière tout à fait arbitraire. Les autres passages qui parlent du miracle de la multiplication des pains sont Mt 14,14-21;15,32-38, Mc 8:1-9 et Lc 9:12-17.

« Jésus leva les yeux et vit une grande foule venir vers lui. Il dit à Philippe: “Où achèterons-nous des pains pour que ces gens aient à manger?” Il disait cela pour le mettre à l’épreuve, car lui-même savait ce qu’il allait faire. Philippe lui répondit: “Les pains qu’on aurait pour 200 pièces d’argent ne suffiraient pas pour que chacun en reçoive un peu.” Un de ses disciples, André, le frère de Simon Pierre, lui dit: “Il y a ici un jeune garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons, mais qu’est-ce que cela pour tant de monde?” Jésus dit: “Faites asseoir ces gens.” Il y avait beaucoup d’herbe à cet endroit. Ils s’assirent donc, au nombre d’environ 5000 hommes. Jésus prit les pains, remercia Dieu et les distribua [aux disciples, qui les donnèrent] à ceux qui étaient là; il leur distribua de même des poissons, autant qu’ils en voulurent. Lorsqu’ils furent rassasiés, il dit à ses disciples: “Ramassez les morceaux qui restent, afin que rien ne se perde.” Ils les ramassèrent donc et ils remplirent douze paniers avec les morceaux qui restaient des cinq pains d’orge après que tous eurent mangé.A la vue du signe miraculeux que Jésus avait fait, ces gens disaient: “Cet homme est vraiment le prophète qui doit venir dans le monde.” »

Jean 6,5-14 – SEG21

Probablement que LaChapelle a cherché à illustrer sa lecture du miracle de la multiplication des pains, mais sans chercher à traiter d’une des versions en particulier. Il n’est pas exégète mais artiste, et son intérêt se situe au-delà du texte biblique. Cette image avec sa mise en scène laisse à penser que LaChapelle a une christologie basse, il considère d’ailleurs Jésus avant tout comme personnage historique. « To me he’s a historical figure, it’s not mythology[foot]LaChapelle, David, dans « How Warhol Gave David LaChapelle His Big Break », The Art Newspaper, octobre 2008, http://theartnewspaper.tv, consulté le 17.12.2015.[/foot] ».

Pour cette image aussi nous pouvons reprendre les éléments de lecture déjà évoqués précédemment, et y voir un appel à prendre soin des plus démunis, et à s’engager dans des actions concrètes, et que c’est dans ces actions concrètes en faveur de celles et ceux qui en ont besoin que résident les miracles d’aujourd’hui.

e) Sermon

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David LaChapelle, « Sermon », série Jesus Is My Homeboy, 2003

Cette avant-dernière image de la série diffère des précédentes en plusieurs points. Tout d’abord, on ne peut, a priori, identifier un passage biblique précis qui serait illustré ici. Le titre est également suffisamment générique, aidant à la lecture mais sans trop orienter notre regard non plus. Il s’agit donc d’un sermon, d’un enseignement du Christ, qui visiblement suscite de grandes réactions auprès de son public. C’est également une des deux seules images (la seconde étant la dernière de la série), où il y a des contacts visuels entre les personnages. Plusieurs regardent directement Jésus, qui lui regarde toujours droit devant lui, mais cette fois-ci directement dans l’objectif, et donc directement au spectateur, et d’autres personnages se regardent entre eux, comme ayant une discussion. Il y a énormément de vie et de mouvements, entre ceux qui paraissent être là depuis un moment, et sont déjà accroupis, alors que d’autres, comme l’homme sur la droite de l’image, qui semble tout juste arriver, son corps encore à moitié en dehors de l’image. Relevons encore qu’il y a 12 hommes et une femme. Lors de la présentation des images aux étudiants, une longue discussion a eu lieu sur le lieu où cette scène se situait. Pour beaucoup, y compris moi-même, l’arrière-plan à fait penser d’abord à la place Saint-Pierre à Rome sur laquelle se trouve des colonnades très semblables, mais pas d’arche de triomphe. Après avoir effectué quelques recherches, j’ai pu identifier les colonnades et l’arc qui se situent à l’entrée de Manhattan, à l’extrême nord du Manhattan Bridge.

Cette image rappelle à nouveau à qui le Christ se serait principalement adressé s’il avait vécu à notre époque, de qui il se serait entouré, et où il aurait prêché. Le spectateur est néanmoins invité à se joindre à la scène, à l’événement, le Christ le regarde droit dans les yeux, et les personnages installés de part et d’autre de celui-ci forment une sorte de couloir menant directement à Jésus, qui accueille le spectateur les bras ouverts.

f) Last Supper

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David LaChapelle, « Last Supper », série Jesus Is My Homeboy, 2003

Pour clore la série, David LaChapelle nous propose une Sainte Cène, inspirée de celle de Leonard De Vinci. Le Christ porte les mêmes couleurs que dans l’oeuvre du peintre italien, et a la même posture. Autour de lui se trouvent 12 hommes et une femme, un peu en retrait, dans le cadre d’une porte ouverte. Sur la table nous trouvons disposés en son centre une carafe qui contient un liquide rouge, certainement du vin, avec un grappe de raisins dorés et une orange. Eparpillés sur la table, devant les disciples, nous trouvons un sandwich, un burger, des crackers, des chips et plusieurs d’entre eux ont soit devant eux soit dans leur main une bouteille dont il ne nous est pas possible d’identifier le contenu ou la marque. Peut-être que l’oeil averti d’un américain saurait reconnaître de quoi il s’agit, mais pour nous européens, cette bouteille à l’étiquette orange et rouge et au contenu orange ne dit rien. Par rapport à la Cène de De Vinci, il n’y a ici pas de regroupement des personnages en quatre groupes de trois. Les disciples sont répartis de manière inégale de chaque côté du Christ, et il n’y a pas de reprise des postures des disciples selon De Vinci par les disciples selon LaChapelle. Néanmoins, les poses de chacun sont très étudiées et rappellent fortement celles de l’art de la Renaissance. Au-dessus de la tête du Christ se trouve dans le halo de lumière une croix. Et au premier plan, au pied de la table, se trouve une bouteille de vin et la bassine d’eau savonneuse de la première photographie. Il y a peut-être ici un rappel de la scène du lavement des pieds des disciples par Jésus qui remplace le récit de la Cène dans l’évangile selon Jean. Les trois récits de la Cène se trouvent en Mt 26,26-29, Mc 14,22-26 et Lc 22,14-20.

« Pendant qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain et prononça la prière de bénédiction, puis il le rompit et le donna aux disciples en disant: “Prenez, mangez, ceci est mon corps.” Il prit ensuite une coupe et remercia Dieu, puis il la leur donna en disant: “Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de la [nouvelle] alliance, qui est versé pour beaucoup, pour le pardon des péchés. Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père.” »

Matthieu 26,26-29 – SEG21

Des remarques déjà faites pour d’autres images sont valables ici. Jésus s’entourait de marginaux, et faisait s’asseoir à la même table des personnes issues de milieux divers, ici d’ethnies diverses. Un élément particulièrement intéressant est la présence de la femme dans cette scène, qui vient en surnuméraire des douze. Elle se situe dans le cadre de la porte, et a été sujette à diverses interprétations de la part des étudiants lorsque nous en avons discuté. Pour certains, elle est exclue, car comptée en plus des douze disciples, et se trouvant dans le cadre de la porte. Considérant la pensée générale de LaChapelle et le but pédagogique qu’il a voulu mettre dans ce travail, cette lecture est à réfuter. La porte est ouverte et la femme se trouve en position d’entrer dans la scène, non d’en sortir. Il est possible de lire cet élément de la scène comme étant un accès ouvert sur la Cène à quiconque souhaite y prendre part avec les disciples, même une femme, présentant ainsi une critique de l’Eglise Catholique et de l’impossibilité pour les femmes d’accéder à la prêtrise, comme si seuls les hommes pouvaient se faire tout proche du Christ à la manière des disciples. La tenue de cette femme est également particulière, avec ce col très haut et argenté. Il a été demandé si elle pouvait être un ange présent parmi les disciples et le Christ. Cette lecture est tout à fait possible, si c’est ainsi que le spectateur le ressent.

Excursus : « Le Repas » d’Olivier Christinat

Pour contraster avec le travail haut en couleur et à la dimension provocatrice de David LaChapelle, le travail d’Olivier Christinat est intéressant. Né le 19 décembre 1963 à Lausanne, Olivier Christinat est issu d’une famille protestante italienne dans laquelle la question de la représentation de Dieu ou du Christ était très problématique. Il a néanmoins souhaité s’attaquer à la question du religieux dans une longue série de photographies regroupées dans l’ouvrage « Photographies apocryphes[foot]Christinat, Olivier, « Photographies apocryphes », Paris, Marval, 2000.[/foot] », toutes les images sont en noir et blanc, et le nu occupe une place importante dans les images. C’est là au milieu que se trouve sa représentation de la Cène sous le titre Le Repas. Il propose une série de photographie en noir et blanc, en tirage argentique, où le photographe joue lui-même chacun des treize personnages. Les variations dans les tenues sont légères, et toujours dans les mêmes tons. Il n’y a pas de contexte à la scène, qui a été photographiée sur un fond blanc, les éléments de détails sont peu nombreux, chaque personnage n’ayant devant lui que quelques objets la plupart du temps relatifs au thème du repas, à savoir assiette, services et verre. Chaque image présente une autre disposition de ces objets, qui ne sont pas tous toujours présents. Quelques personnages ont autre chose devant eux, comme un livre par exemple, ou un morceau de pain et un verre de vin pour le Christ qui est le seul personnage facilement identifiable par ces deux attributs, sa position centrale dans l’oeuvre, et son visage flouté par le photographe, témoin de ce rapport compliqué que la tradition réformée entretient avec les images du Christ. Il est par contre extrêmement difficile d’identifier qui peut être qui parmi les disciples.

Conclusion

Le travail de David LaChapelle aborde la question de la présence du Christ dans la société contemporaine occidentale d’une manière certes profane, laïque, mais empreinte de bonne volonté. Il a tenu en bride son penchant pour la provocation et les images-chocs, celles et ceux qui n’en sont pas convaincus pourront consulter d’autres de ses oeuvres pour réaliser la retenue dont fait preuve LaChapelle ici. Il cherche à entrer en dialogue avec le spectateur, un dialogue qui se passe de mots, mais qui transite entièrement par l’image. Afin de pouvoir entrer dans la communication, il est cependant nécessaire d’accepter, en tant que spectateur, de se laisser interpeler par les images et d’avoir confiance, d’avoir la foi, que derrière ne se cache pas de mauvaises intentions comme cela peut souvent être le cas dans l’art contemporain laïc, mais une bienveillance réelle de la part de l’artiste. « To me the pictures aren’t finished until that magical thing happen when someone looks at it and you are communicating. They have this moment with your work, you know, communicating without words, and that’s really beautiful[foot]LaChapelle, David, dans Greenfield-Sanders, Timothy, « David LaChapelle on Being Gay in the 1970s ans 80s », American Masters: The Boomer List Interview, PBS, 23.09.2014, http://www.davidlachapelle.com/video/american-masters-the-boomer-list-interview/, consulté le 17.12.2015.[/foot] » dit LaChapelle. La communication échoue cependant parfois, et il a été intéressant pour moi de pouvoir observer à l’échelle des étudiants de Master en théologie suivant le cursus en théologie pratique, soit une vingtaine de personnes, que cela posait plus de problèmes pour ceux de tradition catholique ou évangélique que pour ceux de tradition réformée. Cela peut sembler contradictoire si l’on se réfère aux rapports traditionnels à l’image des uns et des autres, mais cela se comprend mieux si l’on considère que la série « Jesus Is My Homeboy » présente des images profanes, en dehors de toute institution religieuse, au caractère non normatif, et qui cherchent le dialogue plutôt qu’un enseignement dogmatique unidirectionnel. Au travers de ses images, l’artiste invite à se questionner sur la place accordée aux marginaux dans le christianisme ainsi que sur la conformité de nos actes et de nos discours en tant que chrétiens avec les actes et les discours du Christ. La photographie peut être, mais n’est pas nécessairement non plus, un langage, un moyen de communication, par lequel il est possible de faire passer des idées, ou engager une discussion qui joue alors sur un autre plan que le réflexif, mais plutôt sur celui de l’émotionnel et du relationnel. Les réactions et attitudes des différentes personnes, les émotions que les images de la série « Jesus Is My Homeboy », sont déterminées par le type de relation que chacun entretien avec l’idée qu’il se fait de qui était et est le Christ. Afin que la communication réussisse, il est nécessaire aussi bien pour l’artiste que pour celui qui regarde d’être en posture d’humilité, et d’engager quelque chose de lui-même qui se rapproche d’une manière ou d’une autre de la foi.

Ce n’est pas l’objectif de David LaChapelle, mais il serait cependant intéressant d’explorer et de chercher à créer une oeuvre théologico-photographique assumée, en mettant à contribution les connaissances d’un théologien et les compétences d’un photographe d’art comme David LaChapelle, capable de mettre en image des concepts complexes. Des projets comme « 12 stations pour un chemin de foi[foot] http://12stations.fr/index.html, consulté le 22.12.2015[/foot] » de la Mission Intérieure de l’Eglise Luthérienne de France qui a demandé à des photographes de réaliser des images en leur assignant une station du métro parisien et un passage biblique s’y rapportant, par exemple l’arrêt Saint-Lazare et Jean 11, bien que se rapprochant de mon idée, n’y correspondent pas tout à fait, puisque le résultat final est une oeuvre laïque, offrant une réflexion sur un concept ou personnage biblique.

Bibliographie

Sources primaires

Livres d’art

Christinat, Olivier, « Photographies apocryphes », Paris, Marval, 2000.

LaChapelle, David, « Heaven to Hell », Cologne, Taschen, 2006.

Sites internet

Christinat, Olivier, Apocryphes [en ligne], http://www.olivierchristinat.com/photographie/serie/apocryphes, consulté le 22.12.2015.

LaChapelle, David, Series. Jesus Is My Homeboy [en ligne], http://www.davidlachapelle.com/series/jesus-is-my-homeboy/, consulté le 17.12.2015.

Mission Intérieure de l’Eglise Luthérienne de France, 12 Stations pour un chemin de foi [en ligne], http://12stations.fr/index.html, consulté le 22.12.2015.

Interviews

Barth, Miles, « David LaChapelle Discusses His Wide Range of Work », Artnet News , 20.02.2014, https://news.artnet.com/art-world/david-lachapelle-discusses-his-wide-range-of-work-1752, consulté le 17.12.2015.

Benhaiem, Harry, « David LaChapelle, le roi de la pop-photo et son virage écolo », Huffington Post France, 4 décembre 2014, http://www.huffingtonpost.fr/harry-benhaiem/kanye-west-enjesus-david-lachapelle-sexplique_b_6267884.html, consulté le 18.12.2015.

Day, Elizabeth, « David LaChapelle: ‘Fashion, beauty and glamour are the mark of civilisation’ », The Guardian [en ligne], 19 avril 2012, http://www.theguardian.com/artanddesign/2012/feb/19/david-lachapelle-interview-fashion-photography, consulté le 15 décembre 2015.

Duponchelle, Valérie, « David LaChapelle: “Il fallait bien que je grandisse“ », Le Figaro [en ligne], 5.2.2009, http://www.lefigaro.fr/culture/2009/02/05/03004-20090205ARTFIG00395-david-lachapelle-il-fallait-bien-que-je-grandisse-.php, consulté le 17.12.2015.

Greenfield-Sanders, Timothy, « David LaChapelle on Being Gay in the 1970s ans 80s », American Masters: The Boomer List Interview, PBS, 23.09.2014, http://www.davidlachapelle.com/video/american-masters-the-boomer-list-interview/, consulté le 17.12.2015.

Sackur, Stephen, « BBC HARDtalk Interview », BBC HARDtalk, BBC, 9 juin 2014, http://www.davidlachapelle.com/video/bbc-hardtalk-interview/, consulté le 19.12.2015.

« La Renaissance de LaChapelle », Palais de la Monnaie de Paris , mai 2009, http://www.davidlachapelle.com/video/palais-de-la-monnaie/, consulté le 17.12.2015.

« How Warhol Gave David LaChapelle His Big Break », The Art Newspaper, octobre 2008, http://theartnewspaper.tv, consulté le 17.12.2015.

Sources secondaires

Monographies

Cottin, Jérôme, Dietschy, Nathalie, Kaenel, Philippe, Saint-Martin, Isabelle (dir.), Le Christ Réenvisagé, Gollion, Infolio, 2016.

Articles en ligne

Guy Hepner, « Meditation by David LaChapelle » [en ligne], http://guyhepner.com/artist/david-lachapelle-art-for-sale/meditation/, consulté le 17.12.2015.

Palazzo delle Esposizioni, « Biografia » [en ligne], http://www.palazzoesposizioni.it/categorie/biografia-david-lachapelle-dopo-il-diluvio, consulté le 10.12.2015.

Autre ressources en ligne

Vallet, Odon, « Ce que disent les images de David LaChapelle », Le Monde, http://www.lemonde.fr/culture/video/2009/02/09/ce-que-disent-les-images-de-david-lachapelle_1153078_3246.html, consulté le 17.12.2015.

« Schweppes TV Spot – Uma Thurman », https://www.youtube.com/watch?v=juDuVT2goxs, consulté le 17.12.2015.

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